TROISIÈME PARTIE
L’ESPRIT

La réponse est oui ou non, suivant l’interprétation.

ALBERT EINSTEIN, dans le Scientific American, avril 1950.

 

La matière est une forme d’énergie. La matière vivante est de l’énergie organisée de telle façon qu’elle conserve son état instable. Le cerveau, c’est la partie de la matière vivante consacrée à la coordination d’une telle organisation. Jusque-là tout va bien ; néanmoins, le stade suivant de l’évolution se révèle impossible à décrire en ces simples termes mécanistes. Bien que la vie soit une affaire de chimie et de physique, l’esprit n’est pas justiciable de ce genre d’analyse ; l’esprit semble être indépendant de l’énergie.

L’esprit, c’est quelque chose dont nous avons l’expérience, plutôt que quelque chose que nous observons. Le physiologiste observe une marée électrique en train de balayer le cerveau vivant et l’interprète à bon droit comme un des signes de l’esprit ; pourtant, ses instruments ne peuvent se mesurer au monstre qui a produit ces rides à la surface. L’éthologiste étudie des types de comportement, et dans ces derniers aussi il peut voir des manifestations de l’esprit ; il peut même provoquer des changements de comportement qui semblent dépendre d’une modification de l’esprit ; cependant, rien de tout cela ne le rapproche beaucoup du problème. L’esprit est responsable de la conscience et sans doute la plus grande contribution faite jusqu’ici par l’éthologie comparée est la découverte qu’il existe chez d’autres espèces quelque chose qui ressemble à la conscience et qui doit avoir évolué nombre de fois au cours de l’évolution.

Durant les cinq derniers millions d’années, l’évolution paraît avoir concentré la majeure partie de son énergie créatrice à l’évolution de l’espèce humaine. Cette intensité a produit une espèce qui diffère grandement de ses plus proches parents vivants ; je crois cependant que, jusque dans les nébuleuses questions de l’esprit, cette différence est pour une large part une différence de degré. Je n’ai pas la moindre intention de minimiser l’importance des distinctions entre l’homme et les autres animaux ; toutefois, je ne saurais tomber d’accord avec ceux qui voudraient situer l’homme en dehors de l’ordre naturel. Les listes de caractéristiques humaines distinctives comprennent en général des choses comme sa faculté de pensée abstraite, son aptitude à créer et utiliser des symboles et son engagement dans des formes apparemment dépourvues de signification telles que le jeu. Mais nous savons maintenant que même les oiseaux peuvent former des concepts abstraits : on peut enseigner aux corbeaux à choisir un plat de nourriture sur la seule base du nombre de points dont il est marqué. Le langage dansé des abeilles représente une merveille de symbolisme, indiquant grâce à des mouvements des informations aussi complexes que ce qu’il faut chercher, dans quelle direction, à quelle distance, et quels obstacles se dressent sur le chemin. Quant au jeu, non seulement on le rencontre chez les animaux, mais il peut comporter des implications presque esthétiques – comme dans la concentration et le talent manifestés par un chimpanzé muni d’un pinceau,

À mes yeux, cette continuité donne à supposer qu’aucune des qualités de l’homme n’est nouvelle. Aucun élément constitutif de notre cerveau ni de notre comportement n’a été ajouté par des moyens surnaturels afin de faire de nous ce que nous sommes. Aucune de nos facultés ne peut être déniée à quelque autre animal que soit au monde, mais ce que nous avons fait, c’est de tout disposer d’une manière entièrement neuve. L’homme constitue un modèle unique, une combinaison nouvelle et puissante d’anciens talents. Durant longtemps, une ou plusieurs de ces facultés ont été prédominantes et ont efficacement masqué les autres ; néanmoins, nous commençons maintenant à redécouvrir un plus grand nombre de nos dons extraordinaires.

Cette troisième partie sera consacrée à l’étude de quelques-uns des signes de l’esprit, et à tout ce que nous pouvons en faire d’étrange.